On pourrait y voir un manque d’imagination, une flemme de chercher plus loin que ton prénom, Elyar, mais tu sais que c'est faux. Faux. Mais eux, ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. C'est ce qu'avait dit papa, et ce que disait ton père, tu y croyais toujours naïvement. Après tout, c'était Papa Racine, et la parole de Papa Racine est évangile. C'était la même chose pour tes trois frères et tes trois soeurs, il n'y avait rien à redire -et vous ne vous plaigniez pas, perdus dans la montagne comme vous l'étiez. Enfin, Papa Racine, affectueusement appelé Papine, avait dit que là où vous viviez, c'était « un endroit paradisiaque bordé d'arbres touffus, d'eau, de nature libératrice et de castors d'Amérique ». Alors c'était un endroit paradisiaque bordé d'arbres touffus, d'eau, de nature libératrice et de castors d'Amérique. Ah, Papine et ses castors d'Amérique, c'était une longue histoire, tellement longue qu'il ne vous l'a jamais raconté totalement. Enfin, ça, c'est ce qu'il dit. Mais on ne sait jamais si Papa Racine n'exagère pas un tout petit peu ou s'il dit la vérité, parce que bon, retenir cinq arbres en même temps pendant cinq jours pour protéger un barrage de castors, ça fait quand même beaucoup, y compris pour quelqu'un comme Papine. Mais tu te contentais de soupirer devant les yeux écarquillés de tes benjamins, riant de cette naïveté qui était aussi la tienne, avant -désormais, tu te laissais juste aller au jeu, en hypocrite parfait.

Ta famille a toujours été spéciale, Elyar, et c'était aussi positif que c'était parfois cruellement négatif. Leur lubie d'écologistes effarouchés par la technologie, tu ne l'avais pas choisi, mais à la fin, tu t'y étais adapté, comme toujours. Collectionner les tétards, ça avait de quoi être passionnant étant gamin -utiliser des vers pour recycler les déjections humaines, beaucoup moins. Ça avait certes développé ton esprit débrouillard et respectueux, mais ton taux de sociabilité, lui, il était réduit à néant. C'était tes parents qui étaient tes professeurs, c'était dans ton jardin qu'on faisait les courses, c'était chez maman qu'on allait réclamer de nouveaux habits. En fibre 100% naturelle, bien sûr. Ton environnement se constituait de la propriété familiale -soit un grand jardin et une rivière qui le traversait. Et des castors, beaucoup de castors. Toujours des castors. Papine disait qu'ils restaient seulement ici et qu'il fallait les protéger, toujours.
Ils étaient comme des membres de la famille, venaient et sortaient de la maison comme bon leur semblait et ne se gênaient pas pour grignoter les lits homemade en bambou -pourquoi se priver. Parfois, c'était un véritable bordel, d'autres fois humains et castors n'étaient qu'osmose. Et si ça vous paraît ridicule, sachez que le plus grand drame dans la vie d'Elyar fut d'apprendre que tout le monde n'avait pas de castor chez soi -il a refusé de manger sa purée carotte concombre aux câpres et ciboulette pendant deux jours, c'est dire. Elyar, Elyar, tu ne connaissais rien au monde extérieur, rien d'autre à part ce que Papa Racine ne t'en disais -ah, les Autres, ils étaient à moitié robots et allaient finir par être possédés par des « démons à puce ». Les démoniaques démons à puce. Le cauchemar qui a habité toutes vos nuits, à toi et tes frères, le cauchemar que vous racontait Papine et que vous croyiez aveuglément. C'était votre seule source d'information, votre seul contact avec l'extérieur et rien ne prouvait l'inverse de ce qu'il disait -au contraire, même, lors de vos visites chez le médecin, tu voyais bien tous ces objets étranges qui agissaient tous seuls. Les fameux démons à puce. Et pas un seul castor en vue pour se protéger. Horreur.


UC (ah. = signe astro bélier)(au cas où êê)